Bien sûr, il y avait le télétravail. Bien sûr, ça n’était pas les vacances.
Bien sûr, nos habitudes furent bouleversées. Bien sûr, nous nous sommes habitués.
C’était le moment de la double détente : se retrouver chez soi, payé, sans devoir aller travailler. Passer du temps avec ses enfants, longtemps, sur des semaines, comme cela n’aurait jamais été possible dans une vie normale.
On est chez soi, et les contacts sont limités, les relations aux autres sont limitées. Mais il y a les autres, et il y a l’Autre. En psychanalyse, l’Autre désigne ce qui est extérieur à soi. Et Jacques Lacan parle du Grand Autre, l’ordre symbolique, c'est-à-dire ce qui nous transmet le langage, et notre rapport au symbolique, comment on s’arrange avec les mots, le sens qu’on leur donne, et comment ils servent à parler de qui nous sommes. L’Autre, c’est tout ce qui n’est pas nous, mais c’est en nous aussi, tellement en nous.
L’Autre est là en permanence, et nous demande. Dans la société dans laquelle nous sommes, combien avons-nous encore de moment où nous sommes vraiment seuls ? Combien de moment où on peut être soi, et pas dans le « oui, mais… ». La voix de l’Autre nous suit en permanence, dans notre travail, dans notre consommation, sur nos téléphones portables, dans les injonctions écologistes (c’est le confinement, la poubelle verte n’est plus collectée -> oh mon dieu, mais qu’est-ce que je vais faire de mon recyclable, vu que je ne peux pas le jeter dans la poubelle normale !?!), dans tous les « Soyez / Faites / Devez », dans la bien-pensance, dans ce qu’on se rêve d’être, mais ce pour qu’on on a finalement pas trop le courage de l’effort. L’Autre est dans la voix de la pub, en nous parlant de ce qui serait bien d’aimer. Cette voix qui s’est un peu amoindrie, à tel point de certaines chaines le signalaient et remerciaient les annonceurs qui ne les avaient pas lâchées… J’ai l’impression que le confinement a eu cette vertu d’amoindrir la voix de l’Autre.
Et on a trouvé nos adaptations. Cette crise nous aura montré ça : on veut en être, de ce monde, de la richesse et la gloire, mais on supporte aussi un rythme moins avilissant. On veut un juste milieu. Et ce confinement n’en était pas un. Et ce retour à la vie de fou qu’on avait avant n’en est pas un non plus. Tout a repris comme avant (la télé idiote, les bouchons, l’absence de sourire, la fuite du temps), tout ce à quoi on disait non, mais pas trop fort, parce qu’il n’y avait rien d’autre. Tous ces enjeux, toute cette pression, ces obligations, tout ce « pas nous ». Et ce retour à ces vies où on n’a pas le temps, où on est toujours pris dans des « il faut / il ne faut pas », dans des miroitements de vie meilleure, plus heureuse et plus riche grâce à des taux de crédit défiant toute concurrence et des téléphones toujours plus puissants, des voitures qui vont toujours plus loin pour moins cher …
Pendant le confinement, le silence. Le silence des chants d’oiseaux et du vent dans les feuilles. Le silence des grands axes désertés.
Pendant le confinement, peut-être un peu plus de nous, un peu plus de temps, de place pour qui nous sommes. Hormis les gens indispensables sur leur lieu de travail, les autres ont eu le temps de ranger, de trier, de peindre, de faire du vide, de jardiner, de chercher comment s’occuper. Moins pressé, moins envie que tout s’arrête, c'est-à-dire moins de pulsion de mort. Un peu plus de « à mon rythme », un peu moins de « ah oui, il y a ça à faire aussi… Mais ça ne presse pas… »
Peu à peu, effacement de la demande de l’Autre. Le confinement nous a mis à l’abri de l’adversité du monde. Il y a quelque chose de la présence et du discours de l’Autre qui nous avait un peu lâché la grappe pendant cette période, et qui revient. Mais ça n’est plus comme avant. On sait maintenant ce que ça fait de ne pas être obligé. On sait ce que ça fait de ne croiser personne de la journée, de ne pas avoir lâché un seul « Rhooo… » pour une porte pas retenue, pour un petit coup d’épaule malpoli, pour un voisin de métro à la musique un peu forte ou en manque de savon, pour tous ces cailloux dans nos chaussures qu’on n’aura pas eu. On sait maintenant ce que ça fait de pouvoir remettre au lendemain (ou procrastiner, parce que c’est un mot à la mode et que ça fait toujours bien de le placer). Même quand il y a relâche, même pendant les vacances, on n’est jamais tant isolé que nous le fumes durant ces deux mois.
Confinés, la voix de l’Autre s’est amoindrie. Et le retour à la vie d’avant, la vie « normale », a remis les choses dans l’ordre. La déliquescence puis la reviviscence de l’Autre apparait comme un mouvement de balancier néfaste à notre désir, l’objet petit a, qui nous est propre, qui parle de notre désir, et n’est pas conciliable avec l’Autre. La parole de l’Autre vient barrer notre désir, en nous disant que faire, que dire, que penser, que boire ou fumer, ce qu’il faut préférer, ce qu’il faut être. Nous avons eu l’occasion d’explorer un plus grand espace de liberté, moins de dirigisme, une possibilité de dire non, d’avoir le temps. Le temps d’être à notre rythme, le temps d’être à nos proches, le temps d’être. On est resté entre soi. De soi à soi-même. C’est peut-être ça que nous a montré le confinement : quand on arrête de nous dire ce qu’il faut faire, on s’en sort pas si mal, finalement.
Et comme tout repart, on voit poindre une hausse de la demande de consultations en psychiatrie. Des gens qui ont mal vécu le confinement ? Certes. Des soignants, des familles de victimes, qui ont vu l’épidémie de trop près ? Oui, certainement. Des patients psychiatriques ou en situation de handicap psychique qui ont mal été suivis ? Probablement aussi… Des personnes qui se sont retrouvées isolées et un peu perdues ? oui, ça aussi. Mais il y a les autres, tous ceux qui allaient bien avant, ceux à qui le rythme effréné de leur vie disant qu’ils allaient bien. Le confinement a eu un effet « levé de voile », comme si ça avait révélé la Matrice. Un message du type : « une autre vie est possible ».
Mais l’Autre revient… Tout reprend sa place, dans un monde où on n’entend que dire « pour des raisons économiques… », ces raisons qui sont les raisons de l’Economie, mais qui ne sont pas nos raisons, et qui donnent sans cesse l’impression qu’on doive passer après. Ça aussi, c’est le Grand Autre qui nous le dit.