Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 janvier 2022 5 21 /01 /janvier /2022 17:16

Comme il est recommandé par les ARS et par l’ANESM, l’accueil d’usagers s’accompagne de la rédaction d’un projet, document qui est une feuille de route du parcours de l’usager durant son temps de présence dans l’établissement.

Et quand on lit un de ces projets, on perçoit vite qu’il y a un problème.

Puisque c’est ainsi que les choses sont préconisées, il est demandé au jeune ce que serait pour lui son projet, sous forme de « Mais toi, plus tard, que voudrais-tu faire ? », et il parle de ses envies, désirs, projections, parfois peu en lien avec la réalité ou ses capacités. Cependant, afin de rendre tout cela possible, il y a de nombreux prérequis indispensables, beaucoup d’apprentissages, de savoir-faire et de savoir être et autres formalités inévitables. Dans un document réfléchi et rédigé en équipe, on accole donc des rêves et des obligations, de l’imaginaire et de l’obligatoire, on superpose, on mélange, et on appelle tout ceci « projet du jeune », dans lequel il y a l’expression des désirs du jeune mais également les étapes qu’il doit obligatoirement valider.

Dans la pratique quotidienne, le document projet est petit à petit dévoyé, et devient même opposable à l’usager lui-même. Dans son projet, la personne y met du désir, et dans le désir, il y a de l’Autre, et toute la difficulté consiste à reconnaitre la parole de l’Autre. La lecture d’un de ces documents montre que nous sommes surtout en lien avec ce qui se présente d’abord comme des impossibles. Tant et si bien que le projet en perd son sens, que l’usager ne reconnait plus du tout son projet, et qu’il se trouve contraint de participer à des activités qu’il n’a jamais demandées, sur une route qui n’est plus la sienne, alors qu’on lui parle de problèmes d’adhésion à « son propre projet ». Comment ne pas rendre la situation plus confuse auprès de jeunes gens porteurs de handicap intellectuel, quand on les exhorte à faire des apprentissages, qu’on leur explique le champ des possibles de leurs choix futurs, pour les ramener le plus souvent aux contraintes du faisable dans la limite de leurs possibilités ? Mais cela est souvent trop dur à dire à au jeune et aux parents qui ont une tout autre vision de leur enfant, des espoirs plus grands. Alors il faut habiller tout cela de l’impératif de la nécessité, et c’est là que le mal arrive.

Les projets, tels que je les vois écrits, comporte en théorie deux parties distinctes, qui sont alégrement mêlées. Le projet parle du désir du jeune, et de ce qu’il sera envisageable qu’il fasse plus tard, et des apprentissages qu’il devra faire. On voit donc qu’il est constitué de choses qui lui appartiennent vraiment (ce qu’il veut), et d’autres sont moins personnelles (les ateliers auxquels il participe), et d’autres sont générale, pour tout le monde (son parcours d’apprentissage). Au final, les projets sont surtout écrits du point de vue de l’éducateur, listant les choses à faire et à travailler. Les projets, en l’état, sont surtout des projets pour des éducateurs, pas pour des jeunes, au sens où ils sont rédigés pour guider le professionnel dans ce qu’il y a à faire, mais ça n’émane alors plus du tout du jeune au sens où ça dirait ce dont il rêve.

Bien souvent, il est scandé que le jeune doit être « ACTEUR » de son projet. Cela revient à dire qu’on lui trace un chemin et qu’il n’a qu’à le suivre. Alors, bien sûr, il a des choses à faire, des démarches à entreprendre, des actions à mener. Ça le rend acteur, il ne fait pas rien. Mais c’est une mystification, car tout a été décidé pour lui.

 

S’il doit en être l’acteur, qui est donc l’auteur de son rôle ? « Tu vas aller dans tel établissement pour y faire un stage, et pour commencer, tu vas téléphoner pour prendre contact ». Ainsi, le jeune est acteur, participant à son projet de stage, téléphonant comme il l’a appris à l’atelier de compétences sociales, mais il a aussi toujours dit ne jamais vouloir aller dans cet établissement. Ainsi, on peut trouver des choses affolantes dans certains documents :

- « doit participer à la rédaction de son dossier MDPH » pour une personne majeure qui ne maitrise pas l’écrit, avec un niveau développemental de l’ordre de 8 ans.

- « doit acquérir une posture de travailleur », pour un jeune homme déficient intellectuel moyen qui certes va bientôt intégrer un établissement de travail protégé, mais donc la principale question peut se résumer à « Elle est où, Maman ? »

- « doit travailler à l’amélioration de sa santé mentale ». On croit rêver.

Et encore une fois, comment réagirait-on si de telles aberrations se trouvaient dans les carnets de correspondance ou sur les bulletins de note de nos collégiens ou lycéens ? Dans une école primaire, le nom de l’école a été choisi par les enfants. Et on se targue de la liberté qu’il leur a été laissé, de la démarche pédagogique qui a été entreprise, et des résultats du vote des enfants pour le choix du nom de leur école. Au départ, il y avait une liste établie par l’équipe pédagogique : comme d’habitude, Aliénor d’aquitaine, Marie Curie, Saint Exupéry, etc. Les classiques. Oh que le Maire était fier quand il a révélé la nouvelle plaque posée à coté de l’entrée, insistant bien sur le fait « le choix des enfants ». Donc, interrogeant les enfants de cette école, les CP et CE ne savaient plus du tout de quoi il s’agissait, les CM avaient encore quelques éléments. Jusqu’à la question qui les a vraiment intéressés : et vous, vous auriez proposé qui pour nommer votre école ? Alors, bien sûr, administrativement, on ne peut pas avoir une école Ninja Go ou Ariana Grande. Mais dans ce cas, pourquoi mettre en avant « le choix des enfants », alors que c’est faux. Et pour le projet, c’est du même ordre. C’est : « Tu veux un dessert ? Que veux-tu ? Une glace à la fraise ? Ok. Tiens, c’est du gâteau au chocolat, mais c’est pareil ».

 

Donc, qu’est-ce que cette chose qu’on appelle « le projet du jeune », quand il se trouve de plus en plus dépossédé de ses actions, et donc de ses désirs ? Il doit être acteur de son projet, mais peut-on encore parler de SON projet, alors que ça n’est pas lui qui en a décidé. Acteur ? Exécutant tout au plus… A partir de cette liste de choses à réaliser, il suffit d’ajouter en titre le nom et prénom de la personne, et hop, ce document qui reprend les grandes lignes de la prise en charge devient « son projet », alors que la personne n’a plus grand chose à voir avec les étapes d’apprentissage ou les justifications professionnelles qui y sont décrites.

Il y a vraisemblablement quelque chose de dramatique qui se joue là, car que considère-t-on de la parole du sujet, de la personne qui est face à nous quand ses choix sont dissous dans les seules possibilité offertes par les ESAT. Bien sûr, il ne faudra pas conclure que tout jeune en situation de handicap se voit nié au profit d’un établissement qui afficherait de très bons chiffres de réussite, mais la dimension humaine, qui devrait être primordiale avec des personnes vulnérables, se perd. Et ça, c’est dramatique.

J’illustrerai par la métaphore du pâté d’alouette ; un charcutier veut faire du pâté d’alouette parce que c’est très bon, mais les alouettes coutent très cher. Il essaye plusieurs fois en augmentant toujours plus la proportion de porc pour une alouette, mais ça reste très cher. Finalement, il obtient un bon équilibre quand il met un cochon entier pour une alouette. Et il appelle ça « Pâté d’alouette ».

On ne respecte pas le projet du jeune, et pour ça, on utilise un subterfuge : le glissement sémantique du terme projet, qui contient à la fois des choses appartenant au jeune et des contraintes avec lesquelles il faut composer. Le poids des contraintes étant non-négociables, ce sont finalement les désirs du jeune qui reculent sur le terrain de la faisabilité. Et ce « projet », composé de désirs de l’usager pour une part de plus en plus infime et de l’obligatoire des apprentissages, il est surtout composé de la faisabilité du terrain, comme le pâté d’alouette. Le projet du jeune, ce n’est pas le projet du jeune. C’est un mensonge.

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Psychologie quotidienne d'Aurélien LEGRAND
  • : Psychologie de tous les jours, de la vie du psychologue, de ce qu'il pense, et là, qui vous le dit...
  • Contact

Recherche

Pages